Accrochée à la mémoire…

| jeu, 27. juin. 2013
Cet été, "La Gruyère" propose de visiter quelques lieux qui ont abrité ou inspiré la création d’œuvres célèbres. Premier épisode avec une fameuse maison bleue, à San Francisco.

PAR ERIC BULLIARD


Pendant des décennies, quand on lui demandait où se trouve la maison bleue de sa chanson San Francisco, Maxime Le Forestier répondait: «Elle est adossée à la colline…» Pas par mauvaise volonté: il avait oublié. Les touristes la cherchaient du côté de Haight-Ashbury, où est né le mouvement hippie.
Des guides la situaient à Lombard Street, la célèbre rue en lacets. Il a fallu la persévérance d’un jeune journaliste français pour la retrouver, en 2010, à Castro. Sauf que la maison était verte…
Reprenons dans l’ordre. Et remontons à juillet 1971, quand Catherine Le Forestier remporte le Grand Prix du festival de Spa. Son frère Maxime l’accompagne à la guitare. Avec les 10000 francs de récompense, ils partent pour San Francisco: Luc Alexandre leur a dit que cette ville était faite pour eux. Dans les coulisses du festival, les Le Forestier s’étaient liés d’amitié avec ce comédien belge, «jeune homo flamboyant, chevelu et barbu», racontera le chanteur dans son autobiographie.
A San Francisco, Maxime Le Forestier espère aussi retrouver Joan Baez, rencontrée quelques mois plus tôt. Venu la chercher à Orly, il a découvert la chanteuse en pleurs: sa guitare, une Martin de 1880, avait été abîmée pendant le vol. Maxime Le Forestier lui présente un luthier, qui répare l’instrument et refuse de se faire payer. En remerciement, Joan Baez commande sans rien dire une guitare pour Le Forestier. Le reste de l’argent avancé par la chanteuse lui est remis en même temps que l’instrument. Il espère le lui rendre, mais ne parviendra pas à la joindre à San Francisco.


La liberté existe!
Frère et sœur séjournent un mois, en été 1971, dans la maison bleue recommandée par Luc Alexan­dre. «Peuplée de cheveux longs, de grands lits et de musi­que…» C’est la communauté Hunga Dunga, une des centaines que connaît alors SF. Ses habitants ont choisi ce nom (tiré du film des Marx Brothers Animal crackers) «parce qu’il ne veut rien dire et qu’il sonne joyeux». Maxime Le Forestier a 22 ans. Dans cette «maison bondée de hippies et d’insoumis, sans tabous sexuels ni d’aucune sorte», il découvre que la liberté existe.
Maxime Le Forestier ne parle pas anglais, ne comprend pas tout ce qui se passe. Affalé dans son fauteuil, il prend des notes, n’adhère pas totalement au mouvement hippie, dont le «côté sectaire» lui est pénible. Mais il s’amuse de rencontres étranges, comme celle du poète Allen Ginsberg jouant du violoncelle déguisé en femme…


«Lizzard et Luc… Psylvia»
Les futurs personnages de la chanson sont là: Tom à la guitare, Phil à la kéna, Lizzard (surnommé ainsi, Lézard, en raison d’une maladie de peau), Luc, bien sûr, et Psylvia. Ou presque: en réalité, la jeune femme au nom étrange est en voyage cet été-là. En rigolant, elle expliquera que Maxime Le Forestier l’a placée dans son refrain juste pour la sonorité, parce qu’elle avait ajouté ce P devant son prénom. Le chanteur, lui, estime que, même absente, elle régnait sur ce petit monde.
De retour en France, Maxime Le Forestier reçoit des lettres et des dessins de la communauté. Limité par son mauvais anglais, il remercie ses hôtes à sa manière: il écrit une chanson, la met sur bande et la leur envoie. Elle commence par ces mots: «C’est une maison bleue, adossée à la colline…» Il ne l’enregistrera en studio que l’année suivante.


Premier concert en solo
Passent les seventies, puis les eighties et ses désillusions. Les hippies vieillissent, le sida emporte Tom, Luc et Lizzard. Psylvia Gurk (également présente sur une célèbre photo de Woodstock) a continué à vivre selon son idéal, de communauté en communauté. Elle est restée la seule maman de la maison bleue: à la naissance de sa fille, la quinzaine de locataires se sont réunis pour choisir un prénom, Lily. Phil Polizatto aussi a conservé son mode de vie baba cool: il a publié, en 2011, un livre sur la communauté Hunga Dunga: Confessions d’un hippie non repenti.
Quant à Catherine Le Forestier, elle est restée marquée par ce séjour. «Ma sœur était décidément plus hippie que moi, si je l’ai jamais été.» Son prix à Spa lui offrait la possibilité de revenir au festival l’année suivante. Partie en voyage, elle ne donne pas de nouvelles, alors que le concert approche. Le jour dit, Maxime Le Forestier l’attend en coulisses, prêt à l’accompagner sur scène. Mais elle ne vient pas… Il propose de la remplacer et donne son premier concert en solo. Quel-ques mois plus tard, San Francisco (qui sortira en album en octobre 1972) sera sur toutes les lèvres.


C’est une maison verte
Et la maison bleue? Elle se perd dans les brumes, jusqu’en 2010. Cet été-là, Alexis Venifleis, jeune Français en stage au San Francisco Chronicle, se met en tête de la localiser. Ses collègues ne la connaissent pas. Il contacte Sophie Delassein: la journaliste, qui vient de publier un article sur cette chanson dans Le Nouvel Observateur, s’adresse directement à Maxime Le Forestier. Il répète qu’il ne se souvient pas, mais accepte de fouiller dans ses anciens carnets et retrouve l’adresse: 3841, 18th Street.
Alexis Venifleis se rend sur place et découvre… une maison verte. Il rencontre les nouvelles propriétaires, un couple de jeunes femmes, avocates, qui vivent là avec leurs trois enfants, sept chiens et deux chats. Elles avaient vaguement entendu parler de la chanson, mais pensaient que c’était un argument du vendeur pour faire monter le prix.
Quand elle reçoit la photo de la maison verte, Sophie Delassein la montre à Maxime Le Forestier, qui rigole, essaie de voir si par hasard elle ne tirerait pas sur le bleu… L’idée naît alors, avec le label Polydor, de lui rendre sa couleur de 1971. Les propriétaires acceptent, une entreprise de peinture sponsorise l’opération. Et, en juin 2011, Maxime Le Forestier vient donner le dernier coup de pinceau sur les lieux où, quarante ans plus tôt, il a vécu un été qui marquera à jamais la chanson française.

 

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Le flop avant le succès
En octobre 1972, Maxime Le Forestier, 23 ans, publie son premier album. Sans titre (on le surnommera «le disque à la rose»), il contient San Francisco, mais aussi Mon frère, Education sentimentale, La rouille, Comme un arbre, Parachutiste, Fontenay-aux-Roses, Ça sert à quoi… Un bouquet d’incontournables.
Favorisé par ses premières parties de Brassens à Bobino, le succès quasi immédiat de ce 33 tours occulte le flop des deux 45 tours sortis quelques mois auparavant. «Nous en avons vendu à peu près 800 exemplaires», estime Maxime Le Forestier pour Mon frère et Education sentimentale. Même indifférence pour San Francisco et Ça sert à quoi. Pour que ces titres se répandent, il faudra attendre l’album. Qui sera porté par le bouche-à-oreille et non par les radios: à l’époque, «on se gardait bien de diffuser les chansons contestataires d’un chanteur chevelu et barbu», relate-t-il dans le livre Né quelque part. EB

 

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